Guénon: "Aperçus sur l’initiation" ch. XXVII

ch. XXVII: Noms profanes et noms initiatiques


En parlant précédemment des divers genres de secrets d’ordre plus ou moins extérieur qui peuvent exister dans certaines organisations, initiatiques ou non, nous avons mentionné entre autres le secret portant sur les noms de leurs membres ; et il peut bien sembler, à première vue, que celui-là soit à ranger parmi les simples mesures de précaution destinées à se garantir contre des dangers pouvant provenir d’ennemis quelconques, sans qu’il y ait lieu d’y chercher une raison plus profonde. En fait, il en est assurément ainsi dans bien des cas, et tout au moins dans ceux où l’on a affaire à des organisations secrètes purement profanes ; mais pourtant, quand il s’agit d’organisations initiatiques, il se peut qu’il y ait là autre chose, et que ce secret, comme tout le reste, revête un caractère véritablement symbolique. Il y a d’autant plus d’intérêt à s’arrêter quelque peu sur ce point, que la curiosité des noms est une des manifestations les plus ordinaires de l’« individualisme » moderne, et que, quand elle prétend s’appliquer aux choses du domaine initiatique, elle témoigne encore d’une grave méconnaissance des réalités de cet ordre, et d’une fâcheuse tendance à vouloir les ramener au niveau des contingences profanes. L’« historicisme » de nos contemporains n’est satisfait que s’il met des noms propres sur toutes choses, c’est-à-dire s’il les attribue à des individualités humaines déterminées, suivant la conception la plus restreinte qu’on puisse s’en faire, celle qui a cours dans la vie profane et qui ne tient compte que de la seule modalité corporelle. Cependant, le fait que l’origine des organisations initiatiques ne peut jamais être rapportée à de telles individualités devrait déjà donner à réfléchir à cet égard ; et, quand il s’agit de celles de l’ordre le plus profond, leurs membres mêmes ne peuvent être identifiés, non point parce qu’ils se dissimulent, ce qui, quelque soin qu’ils y mettent, ne saurait être toujours efficace, mais parce que, en toute rigueur, ils ne sont pas des « personnages » au sens où le voudraient les historiens, si bien que quiconque croira pouvoir les nommer sera, par là même, inévitablement dans l’erreur (1). Avant d’entrer dans de plus amples explications là-dessus, nous dirons que quelque chose d’analogue se retrouve, toutes proportions gardées, à tous les degrés de l’échelle initiatique, même aux plus élémentaires, de sorte que, si une organisation initiatique est réellement ce qu’elle doit être, la désignation d’un quelconque de ses membres par un nom profane, même si elle est exacte « matériellement », sera toujours entachée de fausseté, à peu près comme le serait la confusion entre un acteur et un personnage dont il joue le rôle et dont on s’obstinerait à lui appliquer le nom dans toutes les circonstances de son existence.

Nous avons déjà insisté sur la conception de l’initiation comme une « seconde naissance » ; c’est précisément par une conséquence logique immédiate de cette conception que, dans de nombreuses organisations, l’initié reçoit un nouveau nom, différent de son nom profane ; et ce n’est pas là une simple formalité, car ce nom doit correspondre à une modalité également différente de son être, celle dont la réalisation est rendue possible par l’action de l’influence spirituelle transmise par l’initiation ; on peut d’ailleurs remarquer que, même au point de vue exotérique, la même pratique existe, avec une raison analogue, dans certains ordres religieux. Nous aurons donc pour le même être deux modalités distinctes, l’une se manifestant dans le monde profane, et l’autre à l’intérieur de l’organisation initiatique (2) ; et, normalement, chacune d’elles doit avoir son propre nom, celui de l’une ne convenant pas à l’autre, puisqu’elles se situent dans deux ordres réellement différents. On peut aller plus loin : à tout degré d’initiation effective correspond encore une autre modalité de l’être ; celui-ci devrait donc recevoir un nouveau nom pour chacun de ces degrés, et, même si ce nom ne lui est pas donné en fait, il n’en existe pas moins, peut-on dire, comme expression caractéristique de cette modalité, car un nom n’est pas autre chose que cela en réalité. Maintenant, comme ces modalités sont hiérarchisées dans l’être, il en est de même des noms qui les représentent respectivement ; un nom sera donc d’autant plus vrai qu’il correspondra à une modalité d’ordre plus profond, puisque, par là même, il exprimera quelque chose qui sera plus proche de la véritable essence de l’être. C’est donc, contrairement à l’opinion vulgaire, le nom profane qui, étant attaché à la modalité la plus extérieure et à la manifestation la plus superficielle, est le moins vrai de tous ; et il en est surtout ainsi dans une civilisation qui a perdu tout caractère traditionnel, et où un tel nom n’exprime presque plus rien de la nature de l’être. Quant à ce qu’on peut appeler le véritable nom de l’être humain, le plus vrai de tous, nom qui est d’ailleurs proprement un « nombre », au sens pythagoricien et kabbalistique de ce mot, c’est celui qui correspond à la modalité centrale de son individualité, c’est-à-dire à sa restauration dans l’« état primordial », car c’est celui-là qui constitue l’expression intégrale de son essence individuelle.

Il résulte de ces considérations qu’un nom initiatique n’a pas à être connu dans le monde profane, puisqu’il représente une modalité de l’être qui ne saurait se manifester dans celui-ci, de sorte que sa connaissance tomberait en quelque sorte dans le vide, ne trouvant rien à quoi elle puisse s’appliquer réellement. Inversement, le nom profane représente une modalité que l’être doit dépouiller lorsqu’il rentre dans le domaine initiatique, et qui n’est plus alors pour lui qu’un simple rôle qu’il joue, à l’extérieur ; ce nom ne saurait donc valoir dans ce domaine, par rapport auquel ce qu’il exprime est en quelque sorte inexistant. Il va de soi, d’ailleurs, que ces raisons profondes de la distinction et pour ainsi dire de la séparation du nom initiatique et du nom profane, comme désignant des « entités » effectivement différentes, peuvent n’être pas conscientes partout où le changement de nom est pratiqué en fait ; il peut se faire que, par suite d’une dégénérescence de certaines organisations initiatiques, on en arrive à tenter de l’y expliquer par des motifs tout extérieurs, par exemple en le présentant comme une simple mesure de prudence, ce qui, en somme, vaut à peu près les interprétations du rituel et du symbolisme dans un sens moral ou politique, et n’empêche nullement qu’il y ait eu tout autre chose à l’origine. Par contre, s’il ne s’agit que d’organisations profanes, ces mêmes motifs extérieurs sont bien réellement valables, et il ne saurait y avoir rien de plus, à moins pourtant qu’il n’y ait aussi, dans certains cas, comme nous l’avons déjà dit à propos des rites, le désir d’imiter les usages des organisations initiatiques, mais, naturellement, sans que cela puisse alors répondre à la moindre réalité ; et ceci montre encore une fois que des apparences similaires peuvent, en fait, recouvrir les choses les plus différentes. Maintenant, tout ce que nous avons dit jusqu’ici de cette multiplicité de noms, représentant autant de modalités de l’être, se rapporte uniquement à des extensions de l’individualité humaine, comprises dans sa réalisation intégrale, c’est-à-dire, initiatiquement, au domaine des « petits mystères », ainsi que nous l’expliquerons par la suite d’une façon plus précise. Quand l’être passe aux « grands mystères », c’est-à-dire à la réalisation d’états supra-individuels, il passe par là même au delà du nom et de la forme, puisque, comme l’enseigne la doctrine hindoue, ceux-ci (nâma-rûpa) sont les expressions respectives de l’essence et de la substance de l’individualité. Un tel être, véritablement, n’a donc plus de nom, puisque c’est là une limitation dont il est désormais libéré ; il pourra, s’il y a lieu, prendre n’importe quel nom pour se manifester dans le domaine individuel, mais ce nom ne l’affectera en aucune façon et lui sera tout aussi « accidentel » qu’un simple vêtement qu’on peut quitter ou changer à volonté. C’est là l’explication de ce que nous disions plus haut : quand il s’agit d’organisations de cet ordre, leurs membres n’ont pas de nom, et d’ailleurs elles-mêmes n’en ont pas davantage ; dans ces conditions, qu’y a-t-il encore qui puisse donner prise à la curiosité profane ? Si même celle-ci arrive à découvrir quelques noms, ils n’auront qu’une valeur toute conventionnelle ; et cela peut se produire déjà, bien souvent, pour des organisations d’ordre inférieur à celui-là, dans lesquelles seront employées par exemple des « signatures collectives », représentant, soit ces organisations elles-mêmes dans leur ensemble, soit des fonctions envisagées indépendamment des individualités qui les remplissent. Tout cela, nous le répétons, résulte de la nature même des choses d’ordre initiatique, où les considérations individuelles ne comptent pour rien, et n’a point pour but de dérouter certaines recherches, bien que c’en soit là une conséquence de fait ; mais comment les profanes pourraient-ils y supposer autre chose que des intentions telles qu’eux-mêmes peuvent en avoir ?

De là vient aussi, dans bien des cas, la difficulté ou même l’impossibilité d’identifier les auteurs d’œuvres ayant un certain caractère initiatique (3) : ou elles sont entièrement anonymes, ou, ce qui revient au même, elles n’ont pour signature qu’une marque symbolique ou un nom conventionnel ; il n’y a d’ailleurs aucune raison pour que leurs auteurs aient joué dans le monde profane un rôle apparent quelconque. Quand de telles œuvres portent au contraire le nom d’un individu connu par ailleurs comme ayant vécu effectivement, on n’en est peut-être pas beaucoup plus avancé, car ce n’est pas pour cela qu’on saura exactement à qui ou à quoi l’on a affaire : cet individu peut fort bien n’avoir été qu’un porte-parole, voire un masque ; en pareil cas, son œuvre prétendue pourra impliquer des connaissances qu’il n’aura jamais eues réellement ; il peut n’être qu’un initié d’un degré inférieur, ou même un simple profane qui aura été choisi pour des raisons contingentes quelconques (4), et alors ce n’est évidemment pas l’auteur qui importe, mais uniquement l’organisation qui l’a inspiré.

Du reste, même dans l’ordre profane, on peut s’étonner de l’importance attribuée de nos jours à l’individualité d’un auteur et à tout ce qui y touche de près ou de loin ; la valeur de l’œuvre dépend-elle en quelque façon de ces choses ? D’un autre côté, il est facile de constater que le souci d’attacher son nom à une œuvre quelconque se rencontre d’autant moins dans une civilisation que celle-ci est plus étroitement reliée aux principes traditionnels, dont, en effet, l’« individualisme » sous toutes ses formes est véritablement la négation même. On peut comprendre sans peine que tout cela se tient, et nous ne voulons: pas y insister davantage, d’autant plus que ce sont là des choses sur lesquelles nous nous sommes déjà souvent expliqué ailleurs ; mais il n’était pas inutile de souligner encore, à cette occasion, le rôle de l’esprit antitraditionnel, caractéristique de l’époque moderne, comme cause principale de l’incompréhension des réalités initiatiques et de la tendance à les réduire aux points de vue profanes. C’est cet esprit qui, sous des noms tels que ceux d’« humanisme » et de « rationalisme », s’efforce constamment, depuis plusieurs siècles, de tout ramener aux proportions de l’individualité humaine vulgaire, nous voulons dire de la portion restreinte qu’en connaissent les profanes, et de nier tout ce qui dépasse ce domaine étroitement borné, donc en particulier tout ce qui relève de l’initiation, à quelque degré que ce soit. Il est à peine besoin de faire remarquer que les considérations que nous venons d’exposer ici se basent essentiellement sur la doctrine métaphysique des états multiples de l’être, dont elles sont une application directe (5) ; comment cette doctrine pourrait-elle être comprise par ceux qui prétendent faire de l’homme individuel, et même de sa seule modalité corporelle, un tout complet et fermé, un être se suffisant à lui-même, au lieu de n’y voir que ce qu’il est en réalité, la manifestation contingente et transitoire d’un être dans un domaine très particulier parmi la multitude indéfinie de ceux dont l’ensemble constitue l’Existence universelle, et auxquels correspondent, pour ce même être, autant de modalités et d’états différents, dont il lui sera possible de prendre conscience précisément en suivant la voie qui lui est ouverte par l’initiation?

(1) Ce cas est notamment, en Occident, celui des véritables Rose-Croix.

(2) La première doit d’ailleurs être regardée comme n’ayant qu’une existence illusoire par rapport à la seconde, non seulement en raison de la différence des degrés de réalité auxquels elles se rapportent respectivement, mais aussi parce que, comme nous l’avons expliqué un peu plus haut, la « seconde naissance » implique nécessairement la « mort » de l’individualité profane, qui ainsi ne peut plus subsister qu’à titre de simple apparence extérieure.

(3) Ceci est d’ailleurs susceptible d’une application très générale dans toutes les civilisations traditionnelles, du fait que le caractère initiatique y est attaché aux métiers eux-mêmes, de sorte que toute œuvre d’art (ou ce que les modernes appelleraient ainsi), de quelque genre qu’elle soit, en participe nécessairement dans une certaine mesure. Sur cette question, qui est celle du sens supérieur et traditionnel de l’« anonymat », voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. IX.

(4) Par exemple, il semble bien qu’il en ait été ainsi, au moins en partie, pour les romans du Saint Graal ; c’est aussi à une question de ce genre que se rapportent, au fond, toutes les discussions auxquelles a donné lieu la « personnalité » de Shakespeare, bien que, en fait, ceux s’y sont livrés n’aient jamais su porter cette question sur son véritable terrain, de sorte qu’ils n’ont guère fait que l’embrouiller d’une façon à peu près inextricable. (5) Voir, pour l’exposé complet de ce dont il s’agit, notre étude sur Les États multiples de l’être.